– Qui êtes-vous ?
– Un « vous » protocolaire… j’imagine à cause de mon âge avancé ? C’est que je ne réussis pas à habiter ce corps qui me lâche si vite. Le cycle de la vie s’impose à moi… Je me revois lorsque j’entendais mon vieil oncle : « Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait ! » Maintenant, je suis dans la peau de l’autre. Je me sens comme un étranger dans son propre pays. « L’absurdité est surtout le divorce de l’homme et du monde » a dit Albert Camus. Est-ce pathologique si notre corps devient ce monde hors de soi ? Devenir étranger à soi-même ! Quel enfer ! Soyez rassuré ! J’ai fait la paix avec le côté sombre de la vie humaine. En fait, il s’agit de reconnaître sa présence, son influence dans sa propre vie…
– Un trait de votre personnalité ?
– L’humilité… En fait, je reste humble peut-être parce que je n’ai pas encore encore atteint la gloire… (fou rire) « L’humilité précède la gloire ! » dit le proverbe. Cela me va bien… Oui ! Je l’ai rêvé… à maintes reprises, au détour des rencontres et des projets. Mais… trop souvent dans ma tête survoltée d’images et d’espace trop grands pour moi, comme un enfant qui enfile les vêtements de son père pour faire rire la galerie, la rue, le monde semblable à un clown sans frontières; c’est sérieux comme un état d’urgence d’agir…
– Quel est votre prochain projet ?
– Quotidien comme dans « Donnez-nous notre pain quotidien ! » … l’instant d’une pensée présente, englobante comme la rosée furtive du matin qui étonne encore… ou le sourire de ma compagne de vie qui me chavire l’âme encore…
– Avez-vous des enfants ?
– Trois… J’ai tricoté serré le temps qui passe pour ralentir la liberté à la seconde !

Et, étrangement, beaucoup d’autres… C’est que le désir d’être père, le papa en moi, ne me quitte pas même si mes trois enfants ont maintenant l’âge d’être eux-mêmes parents. Cela me crée une douleur… comme lorsque j’ai vu ce bambin, lors d’un voyage au Sud, fouiller dans un tas d’ordures fraternelles… comme un poème chiffonné.
Le poème, le roman, le conte ont parlé du temps
Celui qui passe et nous dépasse
Celui qui n’a de compte à rendre à personne
Celui pour qui chaque seconde compte
Parles-en au poète
Il clamera haut et fort sa défaite
Le poème, le roman, le conte parleront du vent
Celui qui nous échappe et nous rattrape
Celui qui est seul maître à bord
Celui qui décide de notre sort
Parles-en au marin
Il abdiquera du revers de la main
Le poème, le roman, le conte parlent du présent
Celui qui nous soutient
Celui qui repose dans nos mains
Prêt à être modelé
Sensible au toucher
Répondant à l’ordre de celui
Qui sait que la vie commence aujourd’hui
Parles-en à ton Père
Il rêve encore que nous soyons sœurs et frères…
– Il semble se pointer une quête du père dans votre démarche ?
– Dans le Notre Père, il y a en premier le Notre qui appelle à la communauté et le Père qui fait écho à la fraternité universelle. La suite qui es aux cieux nous rappelle nos origines spirituelles. Cet appel jusqu’à la moelle de l’âme humaine suinte de mes mots en perfusion de sens pour le plus grand nombre et, j’espère, dépose un baume sur la souffrance originelle. « Honore ton père et ta mère afin que tes jours soient prolongés sur la terre que l’Éternel ton Dieu te donne.» Évidemment, il ne s’agit pas d’honorer un père abuseur ou une mère complice… Plutôt, faire la paix avec la semence génétique et le terreau culturel de nos parents pour révéler notre propre identité et s’ouvrir, humblement, à la possibilité d’un gène déficient générationnel… De ce pardon utérin naîtra une vie rassasiée de jours…
(…) Mon père est mort. Alors, j’ai cueilli une fleur en prenant soin de bien sentir le point de rupture de la tige, cet état de détresse. Tendu entre mes doigts et s’agrippant à ses racines, le combat se révèle dans toute sa lourdeur, inégal.
Mon père est mort; nous étions seuls. Il a choisi ce moment d’intimité. Il m’a légué son dernier regard, son dernier souffle. Merci !… Je développe lentement ton précieux cadeau pour ne rien perdre, pour ne pas casser ce contenu si fragile. C’est que les préoccupations de la vie quotidienne, les soucis d’argent, le travail peuvent me distraire de cet instant d’éternité.
Mon père est mort à nouveau, par personne interposée. En fait, je l’ai déjà pleuré… Cette fois-ci, je sais que c’est la dernière. Cette fois-ci, c’est le corps qui est mort. J’ai touché les mains encore chaudes de ce mourant. Mon beau-père m’a fait le cadeau de mourir au bout de ma main, au bout de mes doigts; c’était la première fois.
Ce père est mort. Alors, je me suis couché un moment à ses côtés; j’ai gardé mon respire quelques fois pour me sentir, moi aussi, immobile. Puis, j’ai touché ses yeux, sa tête, son visage. Maintenant, il est tiède.
Mon père est mort réellement lorsque j’avais à peine un an. Évidemment, je ne l’avais pas touché, seulement cherché du regard. Mes petites mains tendues vers le néant… j’ai touché le vide. Aujourd’hui, je touche la Vie.
En guise de mémoire
En écho des victoires
Pas à pas, résolument
Papa dans l’instant
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Jacques Noël